Ce n’est pas un scoop : souvent, la littérature aime le subversif, contourne la censure, brise des tabous, en fait surgir d’autres. C’est particulièrement le cas de la romance, toujours à la recherche de nouveaux sujets, désireuse de susciter des réactions, des émotions, d’exciter la curiosité ou la répulsion. Bref, on explore, on explore… Avec plus ou moins de succès ! La place AMBIGUË de la romanceIl n’y a encore pas si longtemps, on se contentait d’évacuer les romances du côté des littératures secondaires — ou littératures populaires —, tout juste bonnes à nourrir les masses crédules. Au passage, avec le même mépris dont ferait preuve un adulte hautain envers un gamin ignorant, on les affublait de surnoms condescendants. « Littérature pour ménagères » et « Littérature pour midinettes » sont mes préférées parmi le florilège de périphrases utilisées. Aujourd’hui, on s’insurge contre la romance. Cette exaspération, en rien inédite, la légitimerait presque : pourquoi, si elle n’était vraiment qu’un genre de seconde zone, prend-on la peine de gaspiller de l’encre pour elle, pour la discréditer toujours plus ? On s’étonne alors du doigt qui vient se poser sur ses lèvres en lui intimant de se taire parce que « ça suffit ces conneries, ça donne une vision déformée de l’amour/de la femme/de l’homme/de la vie ! ». Mais depuis quand, au juste, la littérature romantique doit-elle absolument porter l’étendard de la vérité, de la morale et du réalisme ? La romance ne s’impose aucune limite et, en cela, peut-être fait-elle peur ? Si certaines romances optent pour la défense de valeurs explicites, se tiennent au plus près du réel et se donnent pour mission de réfléchir un pan des relations humaines, d’autres, parce qu’elles abordent des sujets qui dérangent, sont accusées de faire l’apologie de relations malsaines. Relations BDSM, Dark Romance, relations prof/élève, relations avec bad boys, relations incestueuses, relations avec différence d’âge… La liste est non exhaustive. Un jeu d’intentions et de perceptionsQuand j’écris sur un sujet aussi tendu qu’une relation entre un professeur et son élève, par exemple, je ne cherche pas à persuader quiconque (à commencer par moi-même) du bien-fondé ou de la nocivité d’une relation pareille. L’intention n’est pas là. Je me contente de raconter une histoire. Et, dans un monde idéal, peut-être serait-elle juste prise comme telle. Néanmoins, le jeu de l’interprétation ne m’appartient pas et ne m’appartiendra jamais. Si une histoire est saisie pour autre chose qu’une histoire, alors soit. Je n’activerai pas de moi-même le mécanisme de la censure en m’indignant contre ceux qui s’indignent : c’est leur droit le plus strict. Après tout, n’importe quel texte est hanté par l’intention de l’auteur et revisité par le regard du lecteur. Ces deux instances peuvent marcher côte à côte, se croiser, ou se percuter franchement. C’est le jeu ! Oui, certains auteurs peuvent sembler « glamouriser » des thèmes extrêmes : ils ont le droit. Et nous avons tous le droit de râler. La frontière entre apologie — ou prise de position sur un sujet sensible — et simple fiction est poreuse. Elle le sera sans doute toujours puisqu’elle dépend avant tout de nos perceptions. La littérature, entre loisir et armeMais ce n’est pas là le seul point névralgique du rapport entre le livre, son auteur et le lecteur. L’autre nœud, c’est que nous sommes sans cesse tiraillés entre une vision de l’écriture montrée comme une rêverie, un acte inoffensif, et une vision de l’écriture exposée comme une arme équipée de mots qui poignardent, cognent, piquent, heurtent, remuent et éclatent. Cette double facette de l’écriture, quelque peu paradoxale, induit un soupçon dirigé contre les auteurs. Dans le cas des auteurs de romance, on peut déjà deviner à quel point la moindre accusation paraît absurde. D’une part parce qu’une romance a rarement pour vocation de changer le monde. D’autre part parce que la romance se niche bien souvent dans le monde des fantasmes. Et même dans le cas où la romance ne serait pas inoffensive, un rappel s’impose : bien qu’on ne puisse nier que la fiction a potentiellement un impact sur la réalité, il est sinon limité, du moins très particulier. Si la littérature était toute-puissante, capable de renverser systématiquement le fil de nos vies, personne n’aurait le droit de lire de thrillers, personne n’encenserait des personnages comme Hannibal Lecter, personne ne proposerait encore à l’étude Lolita de Nabokov (qui nous parle de la passion dévorante d’un homme de trente-sept ans pour une enfant de douze ans, tout de même !). Cela ne signifie pas que la littérature est dépourvue de pouvoir, qu’elle n’est pas formatrice ou possiblement néfaste à son échelle. Mais rares sont les livres qui morcellent notre réalité, en ébranlent les fondations et remettent profondément notre humanité en question. Prêter cette force universelle incroyable à tout écrit serait vain et inviterait à une désagréable paranoïa. Sans doute beaucoup d’ouvrages portent en eux cette tension vers une telle force, mais leurs auteurs sont conscients de leur envergure limitée : chaque livre touche un certain public plus ou moins étendu, de manière différente et dans un laps de temps variable. On le sait : tout est matière à réfléchir, mais tout ne peut pas infléchir brutalement le cours de notre société. Toute œuvre peut être engagée, en ce sens qu’elle traduit, avec les codes qui sont les siens, un aspect social, une vision de notre Histoire, de nos mécanismes intérieurs. Libre à chacun de ne voir en chaque ouvrage qu’une forme de pamphlet, mais ce serait réduire de beaucoup le rôle des livres ! Et ce serait oublier que la portée d’un écrit demeure subjective et repose dans ce que chaque lecteur a d’unique. Entre réalisme et fantasmeCela nous amène à une seconde fonction de la littérature et non la moindre. Une fiction, notamment une romance, ne légitime pas de situations malsaines dans la réalité. Elle peut, tout au plus, se faire le reflet de pulsions, de fantasmes, de désirs, de rêveries, de traumatismes, de faits de société : autrement dit de choses qui existent déjà en général ! Et parfois, elle sert même à sublimer, à dépasser des pulsions (tant chez l’auteur que chez le lecteur) qui auraient pu avoir des conséquences désastreuses dans la réalité. Bien sûr, la fiction peut se faire accusatrice, porteuse d’une idéologie, de valeurs morales, de réflexions nouvelles... mais ce n’est pas là sa seule fonction ! Quand nous écrivons et lisons, nous nous évadons aussi, nous vivons des choses cloisonnées au cœur de notre mental que nous n’oserions pas, ne devrions pas (selon des limites morales mouvantes d’un individu à l’autre, d’une société à une autre…) ou ne pourrions pas vivre dans notre quotidien. Et c’est très bien comme ça ! À partir de ce moment-là, nous pouvons ôter un petit peu ce doigt posé sur les lèvres de la romance et l’entendre murmurer : catharsis. L’effet cathartique et ses arènesLa catharsis, c’était ce qui se produisait dans l’Antiquité quand les foules regardaient des combattants se déchirer au beau milieu d’une arène. La violence à laquelle les spectateurs assistaient les détournait de leur propre violence intérieure ou du moins la « sortait » d’eux pour mieux la purger. Aristote prêtait également cet effet aux tragédies. L’arène, désormais, s’est déplacée. Ce n’est plus uniquement un espace physique, c’est aussi un espace mental. Les actualités, les films, les séries, les livres, la musique, les concerts, les spectacles sont autant d’arènes de notre époque. Elles produisent tout ce qui génère une émotion, une crise, et permettent ainsi de l’évacuer. Alors, quelles limites ? Et surtout, à qui la faute ?Arrivé à ce stade, voir au cœur de la romance l’apologie quasi systématique de relations malsaines me paraît profondément déplacé. Car ce serait prêter une vie propre aux livres au-delà des choses qui sont déjà brisées, éveillées, ou en sommeil en nous et qu’ils peuvent venir chatouiller. C’est transférer la faute sur un objet inanimé qui, même porteur de sens, ne peut pas assumer toute la responsabilité des actions des Hommes. C’est déplacer la faute sur un être, l’auteur, qui ne pourra jamais totalement anticiper la portée de son œuvre et s’immobiliserait en entrant corps et âme dans la spirale infernale des « Et si ? » Oui, un livre, notamment une romance, peut ménager des attentes impossibles envers le réel dans la psyché du lecteur, en annuler certaines, secouer son univers intérieur et ébranler quelques schémas de pensée. Oui, un lecteur peut en oublier de vivre ou se perdre dans ses propres fantasmes. C’est le tandem livre-lecteur qui crée le sens, qui crée l’influence. On ne peut ni l’anticiper ni l’enrayer. Et bien sûr, c’est quelque part une fatalité ! On ne peut pas supprimer tout ce qui dépasse dans l’espoir que rien de néfaste ne se produise. Ce serait interdire à toutes choses positives de se produire également. Lâcher l’illusion de contrôle devient alors une nécessité. Il n’existe aucune solution idéale à ce double tranchant de la littérature. Mais en tant que lecteurs, nous pouvons veiller à respecter nos goûts en matière de lecture et refuser de lire ce qui nous dérange profondément (à moins de souhaiter sortir de nos limites), nous pouvons respecter les avertissements liés à l’âge minimal pour lire telle ou telle œuvre. Alors, que vous soyez fascinés par Cinquante nuances de Grey, ravis par la Dark Romance ou férus de récits sanglants... Peu importe ! Cela ne définit pas sans détour ce que vous êtes. Cela ne fait pas de vous des tordus. Nos lectures engagent essentiellement, après tout, notre monde de fantasmes et de curiosité. Et tous les fantasmes ne sont pas destinés à être assouvis. (Cet article a déjà été posté sur le blog de MxM Bookmark, puis retravaillé ensuite !)
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Jade RiverJeune auteure de 23 ans, passionnée d'écriture et étudiante en Lettres modernes.
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Janvier 2019
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